Kissinger ou la politique des réalités

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On a souvent vu en Kissinger le Talleyrand des Etats-Unis. Son bilan aux affaires doit évidemment être nuancé. Il s’est affirmé comme un virtuose de la diplomatie, par sa compréhension de l’autre, l’empathie qu’il manifeste, …par son art de tenir des discours différents selon les interlocuteurs, son talent à mener des négociations au long cours et « à petits pas », à exploiter les possibilités ouvertes par une crise. Avec des résultats inégaux : un succès total au Proche-Orient, après la guerre d’Octobre, avec le retournement de l’Egypte d’Anouar El Sadate ; un échec total au Vietnam, face au mur psychologique qu’opposent les dirigeants d’Hanoï.

Il a imposé sa conception de l’ordre mondial : l’universitaire qu’il était s’est présenté comme un « conceptuel » face au pragmatisme habituel de la diplomatie américaine. Sans doute ce primat de l’ordre mondial l’a-t-il parfois conduit à négliger les conflits secondaires -de la guerre indo-pakistanaise à l’invasion du Timor oriental- et les souffrances des peuples directement impliqués, même s’il ne peut être tenu pour responsable des crimes commis par les Khmers rouges au Cambodge ou par les Indonésiens dans l’ancienne colonie portugaise de Timor.

Il a voulu greffer, lui l’Américain d’origine allemande, la conception européenne de la diplomatie -concert des puissances, diplomatie de l’équilibre, réalisme politique, primauté de l’intérêt national- sur la tradition idéaliste américaine, héritée des Pères fondateurs et fondée sur le rejet des politiques de puissance et de la raison d’Etat. Un réalisme politique qui aurait pu mettre fin aux excès de la « république impériale » américaine et à son messianisme botté, comme le montre la doctrine proclamée à Guam sur le retrait américain des lignes de front, la « désaméricanisation » des conflits. Mais Kissinger et Nixon ont eu à assumer le fardeau vietnamien dont ils avaient hérité et, au nom de la continuité de l’Etat américain, ils ont voulu se tenir aux engagements contractés par leurs prédécesseurs -après tout, ils auraient pu mettre un terme immédiat au conflit, comme l’exigeaient les contestataires du Congrès et des campus, et attribuer à l’administration Kennedy-Johnson la responsabilité des tragédies qui allaient suivre.

Kissinger a voulu établir une nouvelle « structure de paix », inspirée du Concert européen du XIXè siècle, mais, par la suite, l’échec de Jimmy Carter, arc-bouté sur l’impuissance d’une diplomatie des droits de l’Homme seulement proclamée, déclaratoire, comme le succès éclatant de Ronald Reagan dans sa compétition avec le bloc communiste, ont manifesté, chacun à sa manière, le retour à la tradition américaine.

Kissinger aura finalement réalisé, en étroite association avec Richard Nixon, une double révolution dans l’histoire des relations internationales :

  • en introduisant, avec un immense succès, la Chine sur la scène internationale. Le système bipolaire né en 1945, qui rappelait celui des cités grecques décrit par Thucydide, un système figé par une doctrine de « l’endiguement » imaginée par Truman et poursuivie par Eisenhower, Kennedy et Johnson, laissait place au « triangle Washington-Moscou-Pékin » et rouvrait la voie au ballet des alliances et contre-alliances et à un jeu international plus fluide ;
  • en modifiant la posture et l’image des démocraties d’Occident. A l’image qui persistait d’une impuissance des démocraties sous les coups de boutoir des régimes totalitaires, symbolisée par la soumission de Munich, Kissinger et Nixon allaient substituer, dans leur pratique gouvernementale, une imprévisibilité propre à désarçonner l’adversaire-partenaire : la « théorie du fou », prônée par Kissinger, celle du « bombardier fou », chère à Nixon, rendaient imprévisible la démarche des Etats-Unis, leurs réponses aux défis du camp adverse, voire leurs initiatives… La génération qui a suivi, forte de sa foi dans l’utopie d’un monde pacifique idéal, irénique, a condamné le comportement de Nixon et de Kissinger en temps de crise – mais n’est-ce pas toute la politique étrangère américaine depuis 1945 qu’il faudrait condamner puisque la « théorie du fou » était en germe dans la « politique au bord du gouffre », chère à Foster Dulles, le secrétaire d’Etat d’Eisenhower, et était déjà mise en œuvre par John Kennedy, délivrant son ultimatum lors de la crise des fusées de Cuba ? Dans le monde tragique de la guerre froide, dépeint par George Orwell dans son « 1984 », n’était-ce pas le prix à acquitter pour la survie de l’Occident ?

Son message, l’historien Kissinger n’a cessé de le réitérer : le critère d’une paix réussie est la réinsertion du vaincu dans le « concert des puissances » -comme le comprirent, en 1815, les monarchies coalisées qui, après avoir abattu l’empire napoléonien, accueillirent la France de la Restauration dans le cercle des Grands, jusqu’à laisser Talleyrand jouer les premiers rôles au Congrès de Vienne… La thèse du futur secrétaire d’Etat à Harvard, « Le chemin de la paix », est un hommage à Metternich et à Castlereagh, ces architectes d’une nouvelle « structure de paix » qui, sur les ruines des guerres de la Révolution et de l’Empire, des vingt-cinq années de guerre civile européenne, parvinrent à éviter tout irrédentisme du côté du trouble-fête français et à fonder un ordre inter-étatique équilibré et « légitime » -un siècle de paix en Europe jusqu’à la conflagration de 1914. Suivit le contre-exemple : la paix manquée de 1919, les frustrations des vaincus, l’Allemagne humiliée, l’Autriche-Hongrie dépecée, la montée des totalitarismes dans une Europe « d’empires morts et de républiques malades ». Après la chute du Mur de Berlin, les vainqueurs « atlantiques », les Etats-Unis et l’Europe occidentale, ont-ils manifesté la volonté de ré-insérer la Fédération de Russie, successeur de l’Union soviétique, la vaincue de la guerre froide, cette guerre mondiale qui n’a pas eu lieu ?

Cette erreur de l’Occident, le refus d’insérer la nouvelle Russie dans le concert euro-atlantique -une Russie considérée comme « l’ennemi global », l’ennemi virtuel, cible d’une « nouvelle guerre froide »- est dénoncée par Kissinger, à rebours de la pensée dominante : il rappelle que la Russie « constitue une part importante du système international » ; elle seule peut contribuer à l’établissement d’un équilibre des puissances, face à la superpuissance militaire américaine. Sa participation est également essentielle pour la résolution de nombre de crises, à commencer par la guerre civile en Syrie (« Je n’accepte pas l’idée que la crise syrienne puisse être interprétée comme l’affrontement entre un dictateur impitoyable et une population impuissante ; et que la population deviendra démocratique si vous enlevez le dictateur ») et par la question de l’éventuel armement nucléaire iranien. L’Iran de 2015 peut-il être comparé à la Chine de 1972 ? La coopération avec une superpuissance régionale isolée ne pourrait-elle réussir avec Téhéran, comme elle a réussi avec Pékin, il y a quarante ans ? L’homme des missions secrètes à Pékin reste sceptique : la Chine de la Révolution culturelle était vulnérable face à l’Union soviétique ; sa liaison avec les Etats-Unis lui permettait d’échapper à la menace de Moscou. « Aucune motivation de ce genre n’est évidente dans les relations entre l’Iran et l’Occident »… encore que la vision internationale des Ayatollahs de Téhéran puisse être modifiée par la menace que « l’Etat islamique en Irak et au Levant » brandit sur l’Iran comme sur l’Occident.

Comment, par ailleurs, envisager l’avenir des relations sino-américaines ? Zbigniew Brzezinski avait déjà comparé l’échiquier mondial de ce début du XXIème siècle à la situation européenne du début du XXème siècle et Kissinger reprend ce cadre d’analyse : comme l’Allemagne des premières années 1900, la Chine apparaît comme une puissance continentale à l’essor irrésistible ; comme la Grande-Bretagne à l’aube du siècle passé, les Etats-Unis sont une puissance maritime, l’île du monde, dont les liens avec le continent eurasiatique sont multiples -une puissance qui peut se sentir menacée dans l’exercice de son leadership mondial. Mais le heurt guerrier de Washington et de Pékin ne peut être envisagé, selon lui, tant il irait à l’encontre de la nature profonde de la politique internationale d’aujourd’hui -une politique intérieure de la communauté internationale, en réponse aux multiples défis globaux qui assaillent la planète.

L’hypothèse la plus probable serait celle d’un nouvel ordre international à direction sino-américaine -les Etats-Unis s’appuyant sur une Europe toujours trop divisée pour être un acteur international égal aux deux futures superpuissances, la Chine entraînant à sa suite les puissances émergentes et les Etats d’Afrique et d’Asie dans une nouvelle formulation de la théorie des Trois mondes. On pourra objecter à l’homme d’Etat-analyste que cet ordre international à direction américano-chinoise n’aura pas nécessairement les couleurs d’une utopie réalisée, d’un village planétaire plus fraternel ; il pourrait être conflictuel. Le « vieil » Occident acceptera-t-il de perdre son monopole sur l’histoire du monde qu’il détenait depuis le XVIè siècle et l’apparition de la notion d’Etat avec les traités de Westphalie ?